Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont écrit
La violence des riches
On y trouve ceci
Présentation
Sur fond de crise, la casse sociale bat son plein : vies jetables et existences sacrifiées. Mais les licenciements boursiers ne sont que les manifestations les plus visibles d’un phénomène dont il faut prendre toute la mesure : nous vivons une phase d’intensification multiforme de la violence sociale.
Mêlant enquêtes, portraits vécus et données chiffrées, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dressent le constat d’une grande agression sociale, d’un véritable pilonnage des classes populaires : un monde social fracassé, au bord de l’implosion. Loin d’être l’œuvre d’un « adversaire sans visage », cette violence de classe, qui se marque dans les têtes et dans les corps, a ses agents, ses stratégies et ses lieux. Les dirigeants politiques y ont une part écrasante de responsabilité. Les renoncements récents doivent ainsi être replacés dans la longue histoire des petites et grandes trahisons d’un socialisme de gouvernement qui a depuis longtemps choisi son camp.
À ceux qui taxent indistinctement de « populisme » toute opposition à ces politiques qui creusent la misère sociale et font grossir les grandes fortunes, les auteurs renvoient le compliment : il est grand temps de faire la critique du « bourgeoisisme ».
Pour en savoir plus…
Les auteurs
Michel Pinçon (né en 1942) et Monique Pinçon-Charlot (née en 1946), sociologues, anciens directeurs de recherche au CNRS, ont notamment publié Sociologie de la bourgeoisie (La Découverte, « Repères », 2000), Les Ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces (Seuil, 2007), et Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy (Zones, 2010).
Avec deux salaires puis deux retraites de directeurs de recherche au CNRS il serait plus « moral » que les « camarades » mettent leurs textes à la disposition de tous. Il y a encore de nombreux militants exploités, gagnant entre 2000 et 1000 € par mois voire bien moins, qui donnent de leur temps et de leur argent pour la cause commune. Heureusement !…
Des écrits sur des sujets concernant la cause commune, par des personnes ayant largement de quoi vivre par ailleurs et se situant à gauche de « la nouvelle droite complexée » (le PS pour être très clair) ne devraient pas être compatible avec ce qui suit
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »
Il existe la possibilité qu’un texte soit accessible au format livre papier, avec un coût d’impression et donc un prix, et soit simultanément mis à disposition libre dans un format numérique. C’est ce qui est déjà fait par « les éditions Charles Léopold Mayer » ( http://www.fph.ch/rubrique8.html ) ou de nombreux auteurs (pas tous) laissent leurs textes en accès libre.au format pdf.
Remerciements
Merci à Paul Rendu pour la relecture minutieuse et constructive de la première version de ce texte. Ses conseils et ceux de Simone Rendu ont aidé à la clarté de nos propos.
Grégoire Chamayou a su nous aider avec générosité et efficacité dans la construction de ce travail. Son soutien sans faille nous a touchés. Nos remerciements vont également à François Gèze, à Marieke Joly et Marion Staub des éditions La Découverte qui nous ont fait profiter de leurs relectures exigeantes, attentives et bienveillantes.
Merci à Vincent de Gaulejac pour ses précieux conseils et encouragements, dans des domaines qui nous sont peu familiers.
Cet ouvrage est le résultat d’un travail d’enquête et d’analyse que nous menons depuis octobre 2011. Nous avons donné la primeur de certains encadrés aux lecteurs de L’Humanité. Nous remercions Patrick Apel-Muller, directeur de la rédaction, de nous avoir autorisés à les reprendre dans ce livre.
Est-ce que la primeur a été « donnée » ou vendue à «L’Humanité».? Si ces encadrés ont été donnés pourquoi ceux qui les ont écrits doivent-ils demander une autorisation pour « les reprendre dans ce livre » ? Il est impensable qu’ils aient été vendus ….
La suite est plus sympathique
Ci dessous l’avant-propos et le chapitre 3
Avant-propos
Qu’est-ce que la violence ? Pas seulement celle des coups de poing ou des coups de couteau des agressions physiques directes, mais aussi celle qui se traduit par la pauvreté des uns et la richesse des autres. Qui permet la distribution des dividendes en même temps que le licenciement de ceux que les ont produits. Qui autorise des rémunérations pharaoniques en millions d’euros et des revalorisations du Smic qui se comptent en centimes.
Mobilisés à tous les instants et sur tous les fronts, les plus riches agissent en tenue de camouflage, costume-cravate et bonnes manières sur le devant de la scène, exploitation sans vergogne des plus modestes comme règle d’or dans les coulisses. Cette violence sociale, relayée par une violence dans les esprits, tient les plus humbles en respect : le respect de la puissance, du savoir, de l’élégance, de la culture, des relations entre gens du « beau » et du « grand » monde.
L’accaparement d’une grande partie des richesses produites par le travail, dans l’économie réelle, est organisé dans les circuits mafieux de la finance gangrenée. Les riches sont les commanditaires et les bénéficiaires de cette violence aux apparences savantes et impénétrables, qui confisque les fruits du travail. À travers les chroniques de la guerre sociale en cours, nous allons observer les visages des vrais casseurs en nous appuyant sur du concret, des descriptions de lieux et de faits, et l’analyse des mécanismes de cette violence insidieuse venue d’en haut. La crise est celle de vies brisées, amputées de tout projet d’avenir, dans cette immense casse sociale à laquelle les dirigeants politiques de la droite et de la gauche libérale se sont associés.
CHAPITRE 3.
L’oligarchie dans la France de François Hollande
La violence de classe ne peut s’exercer sans la complicité et la collaboration du personnel politique au pouvoir. Cette connivence entre les gouvernants et les dominants, nous l’avons démontrée dans l’enquête sur le Président des riches et ses relations privilégiées avec les grandes fortunes et toute l’oligarchie des affaires [1]. Durant sa campagne électorale, François Hollande a martelé que « le changement c’est maintenant » et que son ennemi principal est le monde de la finance. Aussi, comme nous l’avions fait dès le 7 mai 2007, nous avons, cinq ans plus tard, tenu un journal au quotidien et passé au crible des outils de la sociologie les choix politiques et sociaux du nouveau pouvoir socialiste, donnant à voir une nouvelle dérive des valeurs de la gauche.
François Hollande et ses réseaux
En pleine campagne pour la présidentielle, le 22 janvier 2012, au Bourget, François Hollande prononce un discours qui lui permettra d’emporter la victoire le 6 mai 2012. Il déclare que son véritable adversaire « n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance ». En s’en prenant à la finance, il espère bien récupérer des voix auprès des millions de Français qui subissent les conséquences de la spéculation financière qui a abouti à la crise de 2008. François Hollande louvoie et esquive la réalité, car il est très bien placé pour savoir que la finance a des visages et des noms. Son trésorier de campagne, Jean-Jacques Augier, devenu un homme d’affaires avisé, est alors actionnaire de deux sociétés offshore dans les îles Caïman, paradis fiscal des Caraïbes, sous « souveraineté » britannique. Quelques semaines seulement après le discours du Bourget, François Hollande déclare, lors d’un entretien accordé à la presse anglaise : « La gauche a été au gouvernement pendant quinze années, au cours desquelles nous avons libéralisé l’économie et ouvert les marchés à la finance et aux privatisations. » Sa conclusion est claire : « Il n’y a pas à avoir peur. » Les visages et les noms de la finance lui sont en effet beaucoup moins inconnus qu’il ne l’a laissé entendre. Rappelons quelques-uns de ses amis ou de ses proches.
Jean-Pierre Jouyet, fils de notaire, est inspecteur général des finances après son passage à l’ENA où il a fait partie de la promotion Voltaire, celle de François Hollande. Et c’est donc tout naturellement qu’ils ont rédigé ensemble le livre La Gauche bouge, avec trois autres socialistes, sous le pseudonyme de Jean-François Trans [2]. Jean-Pierre Jouyet, socialiste, très ami du couple formé alors par François Hollande et Ségolène Royal, n’hésite pas à collaborer avec la droite lorsque l’intérêt l’exige. Directeur du Trésor de 2000 à 2004, il sera nommé par Nicolas Sarkozy, lorsque celui-ci devient ministre de l’Économie et des Finances en 2004, « ambassadeur chargé des questions économiques ». Dès l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, en mai 2007, il devient secrétaire d’État aux Affaires européennes, poste qu’il quitte en décembre 2008 pour accéder à la présidence de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Son épouse, Brigitte Taittinger, fille de Claude Taittinger et de Catherine de Suarez d’Aulan, est membre, selon le Bottin mondain, de l’Association d’entraide de la noblesse française (ANF). Elle a eu cinq enfants de son premier mariage avec le comte Nicolas de Warren, puis un enfant avec son second mari, Jean-Pierre Jouyet. Elle travaille dans le marketing et le luxe et a coprésidé Baccarat de 1997 à 2005, et elle est aujourd’hui P-DG des parfums Annick Goutal. Elle organise des dîners auxquels François Hollande est toujours le bienvenu. Autour de la table, son cousin germain Christophe de Margerie, le P-DG de Total depuis 1974, vient apporter les dernières nouvelles du CAC 40 à ceux qui sont au cœur de la politique et des finances. Jean-Pierre Jouyet a été nommé le 19 octobre 2012 à la tête de la Caisse des dépôts et consignations, le bras financier de l’État. Il est également le président de la Banque publique d’investissement (BPI), créée pour venir en aide aux petites et moyennes entreprises.
Matthieu Pigasse est membre du Parti socialiste et soutien inconditionnel de la candidature de François Hollande à l’Élysée, tout en étant banquier d’affaires à la tête de Lazard France et Europe. Il a travaillé au cabinet de Dominique Strauss-Kahn à Bercy. Puis il a continué chez Laurent Fabius où il a contribué à quelques privatisations. Il doit son entrée chez Lazard à Alain Minc, mais c’est par goût personnel que, durant l’été 2009, il a acheté l’hebdomadaire Les Inrockuptibles. De la même promotion Voltaire que François Hollande on retrouve
Henri de La Croix de Castries. De sensibilité catholique et conservatrice, ce directeur général du groupe d’assurance AXA, neuvième groupe au monde, après avoir été suffisamment proche de Nicolas Sarkozy pour faire partie des invités de la fameuse fête du Fouquet’s le 6 mai 2007, a soutenu la campagne de François Hollande avec une contribution de 7 500 euros au cercle animé par Jean-Jacques Augier « Répondre à gauche avec François Hollande ».
Charles-Henri Filippi, inspecteur des finances, fut conseiller au cabinet de Jacques Delors alors que celui-ci était ministre des Finances dans les années cruciales 1983-1984, lorsque les socialistes mirent en place la dérégulation du système bancaire et financier.
Charles-Henri Filippi a eu de très hautes responsabilités dans le domaine de la banque et de la finance en étant directeur de la banque Stern puis de la Banque HSBC France.
Pierre Duquesne fut un autre camarade de classe de la promotion Voltaire à l’ENA. Il a été responsable de la division commerciale des marchés de devises à la Banque Indosuez, secrétaire général adjoint de la Commission bancaire, président du comité d’audit de la Banque mondiale et du comité d’éthique du Fonds monétaire international (FMI). Il fut aussi conseiller de Lionel Jospin en 2000 et 2001, à un moment où François Hollande était le premier secrétaire du Parti socialiste.
Jean-Hervé Lorenzi, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, président du Cercle des économistes, a participé en tant qu’expert aux réflexions du candidat François Hollande. Il est également conseiller du directoire et banquier-conseil de la Compagnie financière Edmond de Rothschild Banque, administrateur de BNP Paribas Assurances et membre du conseil de surveillance de la compagnie financière Saint-Honoré.
Emmanuel Macron, jeune associé-gérant de la banque Rothschild, est secrétaire général adjoint de l’Élysée. Il a fallu le limogeage de la ministre de l’Écologie, Delphine Batho, pour apprendre, lors de sa conférence de presse du 4 juillet 2013, que
Sylvie Hubac, directrice de cabinet de François Hollande, avait fait l’ENA dans la même promotion Voltaire que le président. Et que son mari, Philippe Crouzet, membre du Conseil d’État, est le président du directoire du groupe Vallourec. Or Delphine Batho n’a cité qu’un cas concret de lobbying, celui de ce conseiller d’État à la tête du leader mondial des tubes sans soudure utilisés précisément pour l’exploitation des huiles et gaz de schiste.
Un ministre socialiste bien introduit dans le monde des affaires
Le ministre de l’Économie, Pierre Moscovici, est en phase avec les réseaux qui comptent. Membre du Cercle de l’Union interalliée, à deux pas de l’Élysée, rue du Faubourg-Saint-Honoré, il fréquente aussi le Siècle, dont les célèbres dîners, réunissant l’élite des hommes politiques et des journalistes, ont connu un certain succès médiatique, malgré la discrétion de l’Automobile Club de France qui les accueille place de la Concorde.
Pierre Moscovici fut aussi, de 2004 à 2012, l’un des vice-présidents du Cercle de l’industrie, poste qu’il a sans doute jugé plus prudent de quitter, le conflit d’influence risquant d’être trop flagrant avec ses nouvelles responsabilités. À ce poste au Cercle de l’industrie celui qui allait entrer au gouvernement de Jean-Marc Ayrault a fréquenté le grand patronat qui compose l’essentiel de ce cénacle. En juin 2012, on y rencontre 41 P-DG ou directeurs généraux, de Christophe de Margerie (Total) à Jean-Cyril Spinetta (Air France KLM), de Patrick Kron (Alstom) à Guillaume Pepy (SNCF). Le président de cette puissante assemblée est Philippe Varin, P-DG de PSA Peugeot Citroën. Six autres membres du Cercle de l’industrie sont d’anciens dirigeants d’entreprises comme Louis Gallois, ancien patron de la SNCF et d’EADS, ou des hommes politiques comme Jacques Barrot (centriste), aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel, et Gilles Carrez (UMP).
Ce cercle fut fondé en juin 1993 par Raymond H. Lévy, président de Renault, et par Dominique Strauss-Kahn, qui avait été ministre délégué à l’Industrie et au Commerce extérieur dans les gouvernements d’Édith Cresson et de Pierre Bérégovoy de mai 1991 à mars 1993, date des élections législatives perdues par la gauche. Selon l’autoprésentation du Cercle de l’industrie, que l’on peut consulter sur son site, ce cercle, « basé à Paris et à Bruxelles, […] est un lieu de dialogue et d’échanges destiné aux grandes entreprises industrielles. Il rassemble les présidents de grandes entreprises intervenant dans tous les secteurs industriels ainsi que des hommes politiques. Le Cercle de l’industrie se distingue par sa spécificité industrielle, son engagement pour la construction européenne et son bipartisme politique. Le Cercle de l’industrie a pour vocation de participer à la réflexion sur la définition et la mise en œuvre d’une vraie politique industrielle. Il plaide pour une amélioration de la gouvernance économique et financière en Europe [3] ».
Pierre Moscovici a été député de la circonscription de Sochaux-Montbéliard, fief de Peugeot, et tout naturellement il est le président de l’Acsia, qui n’est autre que l’Association des collectivités sites d’industrie automobile. La séparation des pouvoirs n’existe pas dans la classe dominante. La collusion entre les élites va de soi. À travers une intense sociabilité, cette classe sociale est la seule à être aussi mobilisée, au-delà même de certains clivages politiques, avec, pour point commun, l’adhésion au libéralisme économique. Les variantes d’orientation ne sont pas sans importance pour les travailleurs, mais un véritable changement de la condition des plus pauvres ne saurait venir d’agents sociaux englués dans la logique du profit capitaliste.
Les liens tissés pendant des années entre les membres du Cercle de l’industrie et le ministre de l’Économie favorisent les relations entre les industriels et le gouvernement. Ce n’est pas un hasard si Pierre Moscovici a choisi comme conseiller chargé des relations avec les entreprises un ex-dirigeant du groupe Accor, André Martinez, ancien camarade de promotion de François Hollande à HEC. Ce mélange des genres au plus haut niveau est justifié, pour les intéressés, par l’intérêt d’être en contact avec de grands patrons, détenteurs d’informations, porteurs de projets dont l’action politique doit tenir compte. Mais la contrepartie négative de ces relations réside dans la promiscuité avec un monde dont les enjeux vont influencer les choix politiques, dans lesquels les intérêts particuliers risquent toujours de l’emporter sur l’intérêt général. On comprend ainsi la gêne qu’a dû éprouver Pierre Moscovici, le 13 avril 2013, lorsqu’une cinquantaine de salariés de l’usine PSA d’Aulnay, en grève, ont envahi, à Paris, la salle où se tenait le Conseil national du Parti socialiste. Si les ouvriers ont été largement applaudis, le ministre de l’Économie et des Finances s’est, lui, tout de suite réfugié au fond de la salle.
Cette liste de la finance sans nom et sans visage n’est pas exhaustive et il faudrait y ajouter André Martinez, qui a rencontré François Hollande en 1973 à HEC. Il fut responsable mondial du secteur hôtellerie de la banque américaine Morgan Stanley et c’est lui qui a représenté le candidat Hollande au forum de Davos en janvier 2012. Il y a encore Marc Ladreit de Lacharrière, actionnaire de la troisième agence de notation mondiale, Fitch Ratings, qui a été l’un des fondateurs de la Fondation Agir contre l’exclusion (FACE), créée par Martine Aubry, alors ministre du Travail, en 1993.
C’est ainsi qu’une finance sans nom ni visage se serait libéralisée toute seule. C’est l’histoire que François Hollande aimerait bien faire croire au peuple de France. Mais pourquoi choisit-il un inspecteur des finances, Nicolas Dufourcq, comme directeur de la Banque publique d’investissement (BPI), censée aider au financement d’entreprises en difficulté, alors qu’il a participé à la privatisation d’une filiale de France Télécom, Wanadoo, et qu’il a été directeur financier de Cap Gemini ?
Comment croire que les socialistes, dans leur majorité, pourraient mener une politique plus équitable à l’égard des travailleurs, alors qu’ils sont formés dans les mêmes grandes écoles que les patrons et les politiciens de droite : ENA, Sciences Po, HEC et bien entendu Harvard ? Coupés du peuple avec le cumul des mandats – sur les 297 députés du groupe socialiste de l’Assemblée nationale, on compte 207 cumulards –, nombre d’élus socialistes, dans le souci de faire progresser leur carrière en politique, ont rejoint les intérêts de la classe dominante dont ils sont devenus les alliés objectifs. L’ensemble de la classe politique française pratique très majoritairement le cumul des mandats. Sur 577 députés, on n’en compte que 109 ne siégeant qu’à l’Assemblée nationale. Et seuls 84 sénateurs sur 348 sont aussi dans ce cas.
Tous d’accord pour que, au nom de la « démocratie » et des « droits de l’homme », la vie politique française soit gérée dans un régime, en réalité censitaire, où les élites sociales qui composent l’essentiel des Chambres vont promulguer les lois les plus favorables à leurs intérêts et à ceux qu’ils représentent. Comment se fait-il que les ouvriers et les employés, qui sont 52 % de la population active, soient si peu présents, à l’Assemblée nationale et au Sénat ? Cette absence explique le désintérêt pour la politique que traduit le succès remarquable du parti des abstentionnistes.
L’art et l’argent : les investisseurs de la gauche libérale
La société Piasa, créée en 1996, a été vendue par François Pinault à un groupe d’investisseurs proches du Parti socialiste. Ce groupe contrôle, depuis 2011, l’intégralité de cette maison. Elle occupe, avec un chiffre d’affaires supérieur à 45 millions d’euros, la quatrième place sur le marché national de l’art.
Hommes d’affaires et hommes politiques mènent l’aventure, sur une barque où le goût de l’art, la défense du patrimoine et l’argent font bon ménage. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, ancien Premier ministre de François Mitterrand, en est la figure la plus connue. Charles-Henri Filippi, inspecteur des finances, a été le P-DG de la banque HSBC France. Jérôme Clément, ex président d’Arte, participa à l’équipe de Pierre Mauroy. Serge Weinberg dut le côtoyer à ce moment-là comme chef de cabinet de Laurent Fabius en 1981-1982. La liste se poursuit avec Christian Blanckaert, directeur et président de sociétés, dont Hermès, et Louis Schweitzer, ex-P-DG de Renault, ancien directeur du cabinet de Laurent Fabius. On retrouve encore ce dernier avec Lionel Zinsou qui fut l’un de ses chargés de mission, devenu associé-gérant de Rothschild & Cie et membre du conseil d’administration de Libération. Patrick Ponsolle, lui aussi, passa par le cabinet de Laurent Fabius. Il est vice-chairman de la banque Morgan Stanley International et président de Morgan Stanley France. Exilé en Suisse, Claude Berda figure au 60e rang des 500 plus grandes fortunes professionnelles françaises, avec un pécule de 900 millions d’euros, amassé dans la production audiovisuelle du groupe AB (Hélène et les garçons…), qui détient la majorité des parts de RTL 9. Autre banquier, Michel Cicurel préside le directoire de la Compagnie financière Edmond de Rothschild. Avocat à la cour d’appel de Paris, Jean-Michel Darrois est membre du Conseil de l’ordre des avocats, et administrateur des Ciments français. Jean de Kerguiziau de Kervasdoué fréquenta le cabinet du Premier ministre Pierre Mauroy comme ingénieur en chef du génie rural. Autre membre de la noblesse, Marc Ladreit de Lacharrière, 58e patrimoine professionnel de France, avec Fimalac et l’agence de notation Fitch Ratings, membre de l’Académie des Beaux-Arts, est aussi un financier avisé, typique de cette alliance de l’art et de l’argent dont Piasa est l’une des synthèses. Une seule femme, Orla Nonan, souligne le non-respect de la parité dans cette auguste assemblée. Sur ses quatorze membres, douze ont une notice dans le Who’s Who. Dix d’entre eux sont diplômés de l’Institut d’études politiques de Paris (IEP), huit sont passés en outre par l’ENA et six ont fréquenté Janson-de-Sailly, le lycée phare du XVIe arrondissement.
Vendeurs et acheteurs du marché de l’art sont du même monde, le grand. Un marché où s’organisent les échanges entre collectionneurs héritiers de bonne famille. Les inégalités sociales ne se construisent pas seulement par la richesse matérielle, mais aussi par ces symboles de l’excellence que fournissent la culture et le marché qui lui est consacré. L’art légitime les pouvoirs et les richesses, et fait reconnaître cette légitimité par ceux qui en sont démunis. Cette reconnaissance passe par celle de l’État qui, grâce au lobbying de Laurent Fabius, lors de la création de l’impôt sur la fortune en 1982, n’a pas intégré les œuvres d’art dans son assiette. Jérôme Cahuzac a confirmé, en tant que ministre du Budget, à l’automne 2012, l’opposition du gouvernement socialiste à la fiscalisation des tableaux, des joyaux et autres biens culturels de valeur.
Néolibéral depuis 1983
Après l’espoir suscité par l’arrivée de l’Union de la gauche au pouvoir, avec l’élection, le 10 mai 1981, de François Mitterrand à la présidence de la République, la nomination de ministres communistes et les promesses de nationalisations tenues, c’est la douche froide dès 1983 avec un plan de « rigueur » chargé de remettre de l’« ordre » dans les comptes publics. Sous couvert de « rigueur » ou de « désinflation compétitive », il s’agit d’amorcer la conversion du Parti socialiste à l’idéologie néolibérale.
François Hollande a collaboré à un ouvrage, La Gauche bouge [4], édité en 1985, aujourd’hui « épuisé ». Ce livre témoigne de l’adhésion au libéralisme d’un homme politique encore très jeune. Âgé de trente et un ans, François Hollande est alors conseiller référendaire à la Cour des comptes et maître de conférences à Sciences Po. Le livre est publié sous le pseudonyme de Jean-François Trans, mais les noms du futur président de la République et des quatre auteurs figurent en page 6. Il s’agit de : Jean-Michel Gaillard, trente-neuf ans, conseiller référendaire à la Cour des comptes et maître de conférences à l’ENA ; Jean-Pierre Jouyet, camarade de promotion à l’ENA de François Hollande, trente et un ans, inspecteur des finances et président du club Démocratie 2000 ; Jean-Yves Le Drian, trente-huit ans, agrégé d’histoire, député-maire de Lorient, actuel ministre de la Défense ; Jean-Pierre Mignard, trente-quatre ans, avocat au barreau de Paris, ancien membre de la direction politique du PSU, adhérent d’une organisation catholique internationale de défense des droits de l’homme.
Dès l’introduction, le lecteur est prévenu : « Finis les rêves, enterrées les illusions, évanouies les chimères. Le réel envahit tout. Les comptes doivent forcément être équilibrés, les prélèvements obligatoires abaissés, les effectifs de la police renforcés, la Défense nationale préservée, les entreprises modernisées, l’initiative libérée [5]. » Pas de langue de bois pour ce club des cinq qui veut gagner des postes importants au sein du Parti socialiste, puis, à terme, au niveau national, en fondant un mouvement, « Trans-courants », chargé de balayer les rentes des féodalités installées dans les différentes tendances du Parti socialiste, au bénéfice d’un consensus autour d’une gauche dite « moderne » et libérale. Les membres de ce petit club prirent l’habitude de se retrouver dans une arrière-salle de la maison d’édition P.O.L. dont Jean-Jacques Augier possédait alors 60 % des parts. « Il ne s’agit plus à la fin du XXe siècle d’assurer la représentation politique de la classe ouvrière alors que les catégories sociales perdent en cohésion et que le salariat s’est profondément recomposé, ou de renforcer encore l’État-providence alors que celui-ci parvient de plus en plus difficilement à se financer et que les risques traditionnels sont correctement couverts [6]. »
Fini la lutte des classes, vive l’individualisme. Individualisme réussi s’il est en phase avec la mondialisation économico-financière et les nouvelles technologies, notamment dans le domaine de l’informatique. Individualisme négatif pour tous les exclus de cette révolution libérale. Une société duale qui fait donc l’impasse sur le conflit entre le capital et le travail.
La langue néolibérale accuse déjà les travailleurs de défendre les « avantages acquis » ou le « conservatisme qui n’est plus un réflexe de riches, mais une nécessité des pauvres » [7]. Face « au capitalisme salvateur et au marché libérateur, jamais les Français n’ont été aussi frileux devant les mutations, craintifs face à l’avenir, pessimistes sur leur destin, hostiles au changement et à la mobilité [8] ». Le travail est devenu un « coût » qu’il faut abaisser [9].
L’enrichissement des Bernard Arnault et autres Bernard Tapie est d’avance légitimé puisque les Français défendraient désormais la valeur du profit. « Réhabilitation de l’argent quand il vient à manquer ? […] En période de crise, on est plus indulgent et tolérant que jamais à l’égard de ceux qui réussissent, car on y voit le premier signe d’une amélioration qui pourrait être générale [10]. » Bernard Arnault confirme a posteriori dans un entretien au Monde, le 11 avril 2013 : « Quand Pierre Bérégovoy était ministre de l’Économie de François Mitterrand, l’entrepreneur était considéré comme un héros national. »
Les auteurs de La Gauche bouge assument le tournant néolibéral masqué sous le thème de la « rigueur » : « En réhabilitant, non sans opportunité, l’entreprise et la réussite, la gauche, avec l’ardeur du néophyte, retrouve des accents que la droite n’osait plus prononcer, depuis des lustres, de peur d’être ridicule. Mais prenons garde d’en faire trop : pour faire oublier nos frasques égalitaristes, ne gommons pas notre vocation sociale [11]. » Et le cynisme continue : « Ce n’est pas par calcul ou par malignité que la gauche a accepté de laisser fermer les entreprises ou d’entamer le pouvoir d’achat des Français. C’est par lucidité. Refuser ces évolutions et c’en aurait été fait de la perspective d’une gestion régulière du pays par la gauche [12]. » Finis les idéaux politiques, bienvenue à l’expertise et à la gestion avec les postes et les positions de pouvoir liés à une alternance entre la droite et la gauche en harmonie avec le néolibéralisme anglo-saxon, ses « démocrates » et ses « républicains » aux États-Unis, ses « travaillistes » et ses « conservateurs » au Royaume-Uni. « Depuis 1981, une redistribution des cartes s’opère sous nos yeux. Elle traduit l’aspiration croissante des Français à refuser les alternances brutales, et à voir se dégager entre deux grands projets de société, l’un conservateur, l’autre réformiste, les compromis nécessaires sur la gestion de l’économie comme du système de protection sociale, sur la construction européenne comme sur les grands axes de la politique internationale […]. Face à un Parti communiste qui se durcit et se marginalise dans une opposition radicale à la social-démocratie, le Parti socialiste retrouve les marges de manœuvre nécessaires pour s’affirmer comme le pôle essentiel de rassemblement des réformistes et des modernistes [13]. » L’alternance doit désormais apparaître naturelle, normale et durable. « Il n’y a donc plus pour les socialistes de perspective concevable d’union avec le Parti communiste français [14]. » C’est tout naturellement que le club des cinq se revendique « libéral de gauche [15] ».
L’oligarchie s’organise. François Hollande et ses quatre acolytes envisagent d’accentuer encore le caractère présidentiel du régime, qui d’ailleurs se réalisera sous Lionel Jospin lorsqu’il était Premier ministre entre 1997 et 2002, avec l’inversion du calendrier électoral donnant la priorité à l’élection présidentielle. Les cohabitations entre la droite libérale et les libéraux de gauche sont également envisagées. « Le président de la République, élu au suffrage universel pour cinq ans, en même temps que la représentation parlementaire, nommerait un cabinet responsable uniquement devant lui. À côté de cet exécutif stable, le Parlement disposerait de la plénitude du pouvoir législatif. Rien n’empêcherait alors les Français de choisir un président de tendance politique différente de celle du Parlement [16]. »
« Vive la crise ! »
Le 22 février 1984, Antenne 2 diffuse une émission surprenante par sa violence idéologique. Son objectif est de faire comprendre que les services publics, les protections sociales et l’État redistributeur des richesses, c’est terminé ! Christine Ockrent annonce au journal télévisé de 20 heures qu’un Conseil des ministres exceptionnel a pris des mesures d’urgence, dont la baisse de 20 % des allocations des chômeurs ou l’établissement d’une liste de médicaments qui ne seront plus remboursés. Le téléspectateur est sous le choc : ces mesures sont en conformité avec le tournant libéral pris par le gouvernement socialiste depuis 1983.
Yves Montand apparaît et annonce : « Ce flash est un faux. Vous avez eu peur et c’est normal, car vous vous y attendiez ! » Selon lui la France connaît alors une « véritable mutation » et doit entrer « dans un monde nouveau ». Il se charge donc avec enthousiasme et cynisme d’expliquer les raisons de la crise de manière « aussi passionnante qu’un film ».
Yves Montand montre, reportages à l’appui, que les privilèges des Français sont tellement intégrés dans la vie quotidienne qu’ils paraissent « naturels ». Après la demande d’un treizième mois de salaire, un quatorzième et pourquoi pas un dix-septième : toujours plus ! Or, ces privilèges, « c’est fini ! » proclame avec vigueur Yves Montand. Michel Albert est aussi présent. C’est un oligarque comme les aime le libéralisme, avec des fonctions dans la finance combinées avec du pouvoir dans les institutions européennes et dans les médias, et enfin au cœur de l’État avec la responsabilité de la planification dans le développement de l’économie. Il n’hésite pas à parler d’un « retournement historique, l’Europe commençant à glisser vers le sous-développement ». La violence de la charge étant jugée insuffisante, il menacera même l’Europe, si des mesures drastiques ne sont pas prises, de « devenir une sorte d’Afghanistan » !
Les experts libéraux de droite comme de gauche, assumant désormais la liberté totale des mouvements du capital, ponctuent de leur savoir cette émission, comme Denis Kessler, diplômé de HEC et futur numéro deux du Medef, ou Alain Minc, inspecteur des finances après être sorti major de sa promotion de l’ENA, qui était en 1984 directeur de la compagnie Saint-Gobain. Ce dernier personnage est emblématique de ces libéraux qui peuvent conseiller les présidents de la République de la gauche libérale ou de la droite traditionnelle : François Mitterrand ou Nicolas Sarkozy.
La conclusion d’Yves Montand : « Notre bateau tangue, il menace de couler. Que le gouvernement soit de droite ou de gauche, on ne peut plus gouverner ce bateau. Les recettes politiques ne marchent plus. Toutes les issues sont bloquées. Les idéologies c’est de la blague, ça ne sert plus à rien. » Yves Montand présente en apothéose une rencontre idyllique entre Reagan et Thatcher, certainement dépourvus de toute idéologie, et un reportage-fiction dans lequel les ouvriers d’une entreprise préfèrent se mettre à temps partiel avec un demi-salaire plutôt que d’être confrontés au chômage.
L’histoire bégaie. Les spéculateurs ont mis en péril la finance mondiale. Les travailleurs devront payer les pots cassés. La part des profits passe de 28 à 37 % dans le partage de la valeur ajoutée entre 1982 et 1989. Après Thatcher, ils ont eu Blair. Après Sarkozy, nous avons Hollande. Il va falloir que l’histoire parle clair.
François Hollande est, semble-t-il, conscient du préjudice que lui causerait la révélation de sa coopération à cette profession de foi néolibérale puisqu’il ne mentionne pas l’ouvrage La Gauche bouge parmi ses œuvres dans sa notice du Who’s Who de 2013.
Le tournant néolibéral du Parti socialiste en 1983 est ainsi confirmé par cet ouvrage particulièrement important à lire puisque François Hollande s’est fait élire président de la République en annonçant de faux combats contre les riches et contre la finance soi-disant sans visage. Il fallait en finir avec le « président des riches », et nous avons voté au second tour pour François Hollande, il est vrai sans beaucoup d’illusions. Mais nous avons été déçus objectivement tant le bilan est alourdi, avec la montée des licenciements boursiers, et aussi subjectivement, avec la perte de tout espoir et de tout crédit en la parole politique des socialistes.
Le rôle historique des socialistes français
dans la mondialisation libérale
Les Français pensent souvent que les Américains, les Anglais ou les Allemands sont les seuls responsables de la mondialisation du commerce, des affaires et de la finance. Or les faits sont têtus. Jacques Delors, délégué national du Parti socialiste pour les relations économiques internationales (1976-1981), est nommé président de la Commission européenne (1985-1994) après avoir été ministre de l’Économie et des Finances du gouvernement Mauroy, de 1981 à 1985, sous la présidence de François Mitterrand. Son directeur de cabinet était alors Pascal Lamy, ancien membre du comité directeur du Parti socialiste, inspecteur général des finances après son passage par l’ENA, HEC et Sciences Po. Ils ont élaboré ensemble la directive de 1988 sur la libéralisation des mouvements de capitaux à l’intérieur de l’Europe. Puis le traité de Maastricht qui, soumis en 1992 à l’assentiment des Français par référendum, ne recueillit que 51,05 % des suffrages exprimés. Ce traité rendit tout de même obligatoire l’extension de cette libéralisation à des États n’appartenant pas à la Communauté européenne. De 2005 à 2013, Pascal Lamy, pour qui « l’ouverture des marchés et la réduction des obstacles au commerce ont été, restent et resteront essentielles », fut président de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Michel Camdessus, ancien élève de l’ENA, haut fonctionnaire proche du Parti socialiste, nommé directeur du Trésor en 1982, devint gouverneur de la Banque de France en 1984, durant le premier mandat de François Mitterrand. Il occupa ensuite pendant treize ans, de 1987 à 2000, le poste de directeur général du FMI.
C’est au château de la Muette, dans le XVIe arrondissement de Paris, qui abrite le siège de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), qu’un haut fonctionnaire du Trésor, toujours sous la présidence de François Mitterrand, Henri Chavranski, présida, de 1982 à 1994, le Comité des mouvements de capitaux et des transactions invisibles (CMIT). Ce diplômé de Sciences Po, ancien élève de l’ENA, considéré comme très proche du Parti socialiste, est d’une grande discrétion sur sa carrière, en contraste avec l’importance des décisions quant à la libéralisation des capitaux qu’il a soutenues à l’OCDE. Ce haut fonctionnaire, convaincu que l’interdépendance des économies ne laissait plus d’autre choix que la libéralisation des mouvements de capitaux entre les États membres, œuvra de tout son poids pour que le code de l’OCDE soit amendé, en 1989, pour y inclure les mouvements à court terme.
Comme l’analyse Rawi Abdelal, un professeur américain de la Harvard Business School, spécialiste d’économie politique internationale, ce sont ces trois Français, Jacques Delors, Michel Camdessus et Henri Chavranski, socialistes ou proches du Parti socialiste, qui ont de manière décisive donné un sérieux coup de pouce à la mondialisation libérale [17].
On peut d’ailleurs compléter la liste des membres du Parti socialiste impliqués dans la mondialisation libérale avec Dominique Strauss-Kahn, proposé par Nicolas Sarkozy, dès qu’il fut élu président de la République en 2007, pour être candidat au poste de directeur général du FMI où il resta jusqu’à sa chute hautement médiatisée en mai 2011. C’est encore une Française, Christine Lagarde, qui fut nommée le 30 juin 2011 directrice générale du FMI en remplacement de Dominique Strauss-Kahn. Martine Aubry, la fille de Jacques Delors et alors secrétaire générale du Parti socialiste, a dit, au cours d’un journal télévisé, apprécier les qualités de Christine Lagarde et approuver pleinement sa nomination à la tête du FMI. Le gouvernement socialiste a maintenu cette approbation alors que Christine Lagarde était convoquée les 23 et 24 mai 2013 devant la Cour de justice de la République. « Mme Lagarde garde toute la confiance des autorités françaises dans ses fonctions à la tête du FMI, a assuré Pierre Moscovici. Je le redirai, si nécessaire, par moi-même, ou par l’intermédiaire du représentant de la France au board du Fonds. » La constitution de partie civile, déposée par Pierre Moscovici, ne concerne que l’enquête judiciaire sur un éventuel « abus de pouvoir » du patron du CDR (Consortium de réalisation) chargé de gérer les actifs du Crédit lyonnais et évite la confrontation avec Christine Lagarde qui ne doit des comptes qu’à la Cour de justice de la République. Le statut de témoin assisté que lui a notifié cette institution n’a pas empêché Christine Lagarde de reprendre aussitôt ses fonctions à Washington.
Des instances financières ad hoc ont accompagné la mise en place internationale de ce néolibéralisme conquérant. « La création en 1991, à l’initiative de la France, de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) a fourni l’un des symboles les plus aboutis de cet accélérateur international de particules libérales d’abord localisées sur un territoire particulier. Chargée d’encourager les pays de l’Est à privatiser leurs économies, la BERD fut confiée à son “inventeur”, Jacques Attali [18]. » Ce polytechnicien, membre du Conseil d’État, a orchestré, sous la présidence de François Mitterrand, la nationalisation d’industries et de banques françaises en 1981 avant de prendre un virage néolibéral définitif.
L’oligarchie libérale est ainsi faite que, depuis le tournant de 1983 au cours duquel les élites du Parti socialiste ont assumé leur « modernité », c’est-à-dire leur adhésion au libéralisme, elle peut défendre ses intérêts en faisant jouer l’alternance entre la droite et la gauche. On change le personnel, mais, comme avec le miroir aux alouettes, il s’agit de faire briller l’espoir pour mieux neutraliser le gibier.
Quelques mesures emblématiques de la « Deuxième Droites »
La réalité a été encore plus antisociale que ce que l’on pouvait prévoir. La soumission devant les exigences de l’Europe, le Medef et la finance internationale a été au-delà de ce qui était prévisible. Une servitude volontaire du pouvoir socialiste au « toujours plus » des riches, pour reprendre le titre du livre de François de Closets [19]. Ce faisant, les socialistes ont repris à leur compte nombre des orientations de Nicolas Sarkozy.
Le « pacte budgétaire »
Le texte du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG), appelé de manière plus usuelle « pacte budgétaire », a été mis au point par la chancelière allemande Angela Merkel et Nicolas Sarkozy pour limiter les déficits publics des membres de l’Union, tout dépassement étant sanctionné. La volonté de Nicolas Sarkozy d’inscrire cet acte de soumission aux verdicts de Bruxelles dans la Constitution française laisse pantois puisque le déficit public est passé de 41,7 milliards d’euros, soit 2,7 % du produit intérieur brut (PIB) en 2007, à 103,1 milliards et 5,2 % du PIB en 2011, après avoir dépassé les 7 % en 2008 et 2009. Le pacte budgétaire a été négocié le 9 décembre 2011, décidé le 30 janvier 2012 et signé lors du sommet européen du 22 mars. Durant sa campagne électorale, François Hollande s’est engagé à renégocier le traité signé par Nicolas Sarkozy. Il a notamment déclaré qu’il mettrait en question le « traité européen issu de l’accord du 9 décembre 2011 en privilégiant la croissance et l’emploi et en réorientant le rôle de la Banque centrale européenne dans cette direction ». Mais, à l’issue du sommet européen des 28 et 29 juin 2012, la notion de « pacte de croissance » n’a été introduite que dans les annexes du traité, sans portée juridique réelle. Il n’y a donc pas eu de renégociation du traité.
Sages, oligarchie et pacte budgétaire
Les « Sages », chargés de veiller à ce que les propositions de loi soumises au vote du Parlement soient conformes à la Constitution, n’ont pas jugé nécessaire de recourir à un référendum, ni de réunir le Congrès pour y intégrer les nouvelles règles budgétaires européennes. Ce sont des représentants de la classe dominante qui ont donc décidé qu’il n’y avait pas d’obligation institutionnelle de demander l’avis du peuple par voie référendaire, ou de réunir les deux Chambres en congrès pour se prononcer sur ces règles fondamentales pour l’avenir de la France.
Parmi les douze conseillers, on compte trois anciens présidents de la République qui sont membres de droit. Les autres sont nommés par les présidents du Sénat ou de l’Assemblée nationale et par le président de la République en exercice. Ils sont en général de « bonne » naissance, leur père ayant fait une carrière en politique, comme celui de Jean-Louis Debré, Michel Debré, qui fut un Premier ministre du général de Gaulle. D’autres sont le fils ou la fille d’un ancien questeur de l’Assemblée nationale, ou d’un diplomate. On trouve des professions libérales (un expert-comptable…) ou de hauts fonctionnaires (un inspecteur des finances…). La profession la plus modeste serait celle du père de Michel Charasse, qui gravit tous les échelons de la hiérarchie ouvrière, puis de l’encadrement à la Banque de France. Les études sont convergentes : neuf sont passés par Sciences Po et cinq par l’ENA. Il serait évidemment peu cohérent de nommer une personne non diplômée ou sans expérience à ce niveau de responsabilité. Mais force est de constater que, comme parmi les élus de l’Assemblée nationale et du Sénat, les familles populaires ne sont pas représentées par des responsables qui en seraient issus.
Le texte du pacte budgétaire, qui doit instaurer à perpétuité l’austérité pour les peuples européens, pourra être voté sous la forme d’une simple loi organique. Ce type de loi se situe entre la réforme constitutionnelle et les lois ordinaires votées par le Parlement. Elle est à la Constitution ce que le décret est à la loi. Le droit, conçu par les dominants pour les dominants, a toujours des solutions, ou des interprétations, pour satisfaire les intérêts des oligarques.
Dans le cas de ce pacte budgétaire, les élites manifestent une fois de plus leur solidarité essentielle, faisant fi, lorsqu’il y a urgence, des différences politiques entre la droite et la gauche libérale. L’objectif prioritaire étant de rassurer les marchés et, avec eux, les membres de la classe dominante qui tiennent les rênes à l’époque où le capitalisme doit être libéré le plus possible de ses contraintes. Les intérêts de la classe dominante, dans ses différentes composantes, passent avant les promesses de François Hollande de renégocier le pacte budgétaire. Pour le plus grand bonheur des financiers et des spéculateurs et pour le malheur à venir des peuples de l’Europe.
François Hollande et le gouvernement de Jean-Marc Ayrault ont alors sollicité l’avis du Conseil constitutionnel pour savoir s’il était nécessaire de modifier la Constitution pour adopter la « règle d’or ». Vu sa composition et l’intérêt de tous ses membres appartenant à la classe dominante et très orientés à droite, on n’est pas surpris qu’il n’ait pas jugé nécessaire une réforme de la Constitution pour intégrer les règles prévues par le pacte budgétaire européen.
Le Parlement a adopté définitivement, le jeudi 22 novembre 2012, le projet de loi instituant la « règle d’or budgétaire », les sénateurs l’approuvant à une très grande majorité quelques jours après le vote massif des députés en faveur du texte. Les partis de gauche au gouvernement et la droite UMP et centriste se sont trouvés unis dans cette décision. La ratification a été approuvée par 477 députés, soit 87,2 % des suffrages exprimés. Il n’y a eu que 70 voix contre. Le Groupe socialiste, républicain et citoyen, avec 264 votes en faveur de la loi sur 284 suffrages exprimés, soit 93 % de votes favorables, a donné un signal fort de sa volonté d’imposer l’austérité au peuple français. Le groupe UMP, un peu moins enthousiaste, n’a approuvé le traité « qu’à » 91 % (167 voix pour, 17 contre). Le groupe de la Gauche démocrate et républicaine, où siègent les députés communistes et ceux du Parti de gauche, rassemble 13 voix contre, une pour et une abstention. Le résultat du vote entérine une nette victoire des forces acquises à l’ultralibéralisme européen.
Malgré les menaces du Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, vis-à-vis des députés socialistes opposés à ce pacte dont la non-ratification pourrait entraîner le « risque d’une crise européenne », 20 députés du Groupe socialiste ont refusé de l’approuver, dont Razzy Hammadi, député de Seine-Saint-Denis, qui a déclaré dans Le Monde du 22 août 2012 qu’il « aime trop l’Europe pour pouvoir accepter un tel texte. Il ne fait qu’ajouter de l’austérité à l’austérité et fait appel aux recettes violentes et antidémocratiques des pactes précédents… Refuser ce traité, c’est poser un acte de cohérence et d’investissement idéologique pour l’avenir ». Il en a été de même pour la sénatrice du Parti socialiste Marie-Noëlle Lienemann et le sénateur Europe-écologie-les-Verts (EELV) Jean-Vincent Placé. Eva Joly, candidate d’EELV pour la présidentielle, a déclaré : « On ne peut pas escamoter le débat public sur un tel enjeu. Le traité qu’on nous propose de voter est le traité Merkozy. »
Rappelons que le traité de Maastricht, en 1993, et celui de Lisbonne, en 2008, ont été ratifiés grâce à la solidarité oligarchique de la droite conservatrice et de la gauche libérale. Sur les 319 députés UMP, 206, soit 65 %, ont voté en 2008 en faveur du traité de Lisbonne, modifiant le traité de l’Union européenne. Pour le Groupe socialiste, radical citoyen et divers gauche, ce taux est encore de 59 % (121 députés sur 205). François Hollande, Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn n’ont pas hésité à introduire la priorité pour les marchés financiers dans le traité de Lisbonne, signé en catimini à l’initiative de Nicolas Sarkozy, alors que le peuple français avait dit massivement « non » à cette Constitution européenne explicitement néolibérale, lors du référendum de 2005, pour la campagne duquel François Hollande n’avait pas hésité à s’afficher en couverture de Paris Match en compagnie de Nicolas Sarkozy, portant le même costume de classe. Le nouveau traité, dit « pacte budgétaire », est encore pire que ceux de Maastricht et de Lisbonne. Les critères du déficit budgétaire sont désormais calculés sans tenir compte des variations conjoncturelles : le niveau maximum passe de 3 % à 0,5 % du PIB. Tout dépassement entraîne des sanctions. En approuvant la loi organique, les députés et les sénateurs français ont accepté que la Commission et la Cour de justice européennes, organismes supranationaux et non élus, orientent les choix budgétaires et la politique économique et sociale de notre pays.
En février 2013, le gouvernement annonce que la promesse de réduire à 3 % du PIB les déficits publics à la fin de l’année ne pourra pas être tenue. La Commission européenne envisage alors la possibilité que les 3 % ne soient atteints qu’en 2015, en posant comme conditions une réduction drastique des dépenses publiques et une hausse de la fiscalité. La désindexation des prestations sociales et des retraites sur l’inflation est à l’étude, ainsi que l’allongement de la durée du travail et la privatisation des services publics. Le niveau du Smic et la baisse des allocations familiales ne sont plus des sujets tabous. François Hollande a donc reçu une liste précise des mesures à prendre de la part de Olli Rehn, le commissaire européen chargé des Affaires économiques et monétaires. L’humiliation étant désormais inscrite dans la Constitution grâce à François Hollande, celui-ci s’est montré soucieux d’une communication qui ne laisse pas apparaître la souveraineté française bridée par les directives de Bruxelles. Le déficit est une arme pour asservir les peuples en légitimant une austérité dont on ne sait où elle pourra s’arrêter. Les partenariats public-privé, les privatisations feront le reste pour démanteler les services publics construits et tissés peu à peu après le chaos de la Seconde Guerre mondiale.
Une nouvelle phase de la guerre des classes est désormais ouverte sur les champs de bataille de l’Europe : tout État qui ne se conformera pas aux sanctions ou aux injonctions de la Commission européenne sera traduit devant la Cour de justice de l’Union. Les marchés financiers vont tenir les rênes du pouvoir de l’Europe, adieu la démocratie, finie la souveraineté des peuples. Ce sont des hommes et des femmes politiques, élus par les peuples, qui, soumis aux diktats de l’oligarchie financière, ont ouvert la voie aux spéculateurs et à la financiarisation de l’économie. Les États sont désormais totalement bridés puisqu’ils ne peuvent plus emprunter, depuis les traités de Maastricht et de Lisbonne, à la Banque centrale européenne, et à la Banque de France pour ce qui concerne la France. Les caisses publiques seront vides puisque les États n’auront plus le droit au déficit. Les socialistes veulent nous faire croire qu’il est possible de composer avec un tel système économique dont l’objectif est l’enrichissement des plus riches et l’appauvrissement des plus pauvres. La Grèce, l’Espagne, l’Italie, le Portugal et l’Irlande ont déjà démontré que la recherche de l’équilibre budgétaire aggrave la crise et aboutit à une récession qui réduit les rentrées fiscales, augmente le chômage et la misère. C’est une logique infernale. Devant un système économique aussi pervers, il n’y a pas d’autre alternative que l’opposition et le rejet.
Mais que savent exactement les Français de la situation réelle de l’Europe actuelle ? Selon un sondage CSA-L’Humanité, publié le 27 août 2012, 72 % des Français souhaitaient un référendum sur le « pacte budgétaire ». Si les sympathisants du Front de gauche sont 80 % à vouloir être consultés sur ce traité prometteur d’austérité, de bureaucratie et de totalitarisme des marchés financiers, 66 % des sympathisants du Parti socialiste le souhaitent aussi, de même que, c’est un peu la surprise de ce sondage, 75 % des sympathisants de droite. Ce sondage laisse penser qu’une majorité de citoyens français est désireuse de pouvoir s’exprimer sur ce projet de pacte budgétaire.
Même ceux qui ont pu faire de longues études se sentent dépossédés, avec un sentiment d’impuissance sidérant. L’expertise envahissante tue les idées. François Hollande ne revendique plus que sa « boîte à outils » pour bricoler alors qu’il occupe la plus haute fonction de l’État. Foin de la réflexion critique, sociale, économique et politique. Il faut rafistoler, dans l’urgence, arrêter les fuites, rétablir le courant. Il faut que ça remarche, mais à quel prix, et surtout pour qui ?
Le « choc de compétitivité »
La « stratégie du choc [20] », chère au néolibéralisme, est reprise par le gouvernement socialiste pour mettre la population dans un état favorable à l’acceptation de l’inacceptable. Louis Gallois, ancien P-DG d’EADS, a été chargé de faire des propositions pour améliorer la compétitivité des entreprises françaises. Entouré de deux rapporteurs, dont l’un, Pierre-Emmanuel Thiard, est membre de l’UMP, Louis Gallois propose « huit leviers de compétitivité » dont la mise en place d’un « crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi », le CICE. Soit un cadeau, en pleine crise, de 20 milliards d’euros par an aux entreprises sous la forme d’un crédit d’impôt sur les cotisations sociales, ciblé sur les bas et moyens salaires. Ce « crédit » correspond pour les finances publiques à une dépense fiscale, ces milliards étant considérés comme dus par l’État aux entreprises. Les vérifications des résultats de l’opération seront sans risque. On sait depuis le 12 juillet 2013 que « l’administration fiscale ne contrôlera pas l’utilisation du CICE : un CICE qui ne serait pas utilisé conformément aux objectifs d’amélioration de la compétitivité de l’entreprise ne fera donc l’objet d’aucune remise en cause par l’administration fiscale [21] ».
L’absence de surveillance n’a d’égale que l’extrême précipitation avec laquelle ce pacte a été rédigé et publié. Ce premier levier a été mis en action à compter du 1er janvier 2013, avec pour objectif de soutenir les entreprises confrontées à la concurrence internationale. En réalité, le CICE profitera, selon une étude publiée par Les Échos le 23 janvier 2013, à des secteurs qui ne sont pas toujours les plus concernés par la compétition avec les entreprises étrangères, comme ceux du bâtiment ou de la grande distribution. Bouygues, Eiffage et Vinci pourraient ainsi toucher des enveloppes de plusieurs dizaines de millions d’euros. Un pur effet d’aubaine puisque leurs profits sont en hausse. Arcelor-Mittal encaissera 25 millions d’euros, ce qui n’empêchera pas la fermeture de Florange. Sanofi (industrie pharmaceutique) est une société florissante. Les actionnaires ont bénéficié d’un « versement de dividendes […] pour 3 487 millions d’euros [en 2012] (contre 1 372 millions d’euros en 2011) [22] ». Soit une augmentation de 154 %. Supérieure à l’aumône accordée aux smicards en juillet 2012 (pour mémoire, 0,20 euro par jour). Ce qui n’a pas empêché Sanofi d’alléger ses « coûts » en prononçant 2 000 licenciements. Le gouvernement a chargé l’agence Publicis, dont Maurice Lévy est le P-DG, de la campagne de promotion, auprès des chefs d’entreprise, de cette manne économique envers les capitalistes méritants. La mesure « phare » du pacte de compétitivité a de quoi éblouir.
Quelle « étrange capitulation », pour reprendre le beau titre du livre de Laurent Mauduit [23]. Comment ne pas s’interroger sur ces socialistes qui abondent les caisses des capitalistes sans même tenter une esquisse de réalisation du changement promis par François Hollande ?
Comment financer, en pleine crise, ces 20 milliards d’euros accordés aux entreprises ? Avec la hausse de la TVA, de 7 % à 19,6 % (au 1er juillet 2013, pour certains services à la personne : petits travaux de jardinage, cours à domicile…), de 19,6 % à 20 % pour le taux normal et de 7 % à 10 % pour le taux intermédiaire (au 1er janvier 2014, restauration…). Pour faire bonne figure, le taux réduit sur les produits de première nécessité sera abaissé de 5,5 % à 5 % (au 1er janvier 2014). La base d’imposition est énorme : tous les biens et services produits sont assujettis à cet impôt indirect particulièrement injuste puisqu’il touche aveuglément chaque consommateur, indépendamment de ses revenus et de la structure familiale. 6,5 milliards d’euros sont attendus de ces hausses. Une taxe écologique devrait permettre de capter 3,5 milliards de plus. Le gouvernement a programmé de nouvelles ponctions sur les dépenses publiques pour trouver les 10 milliards manquants. Le retour de Bernard Arnault en France n’est donc pas étonnant : les premiers mois du gouvernement socialiste ne peuvent que rassurer un possédant qui ne saurait être malmené par ce pouvoir complaisant. D’ailleurs, le champion du luxe a commencé sa fortune avec l’acquisition de Dior, la pépite contenue dans le groupe Boussac chancelant, et c’est Laurent Fabius, alors Premier ministre, qui lui en a transmis les clefs.
Les banques d’affaires au cœur du pouvoir
François Hollande a choisi un associé-gérant de la banque Rothschild, Emmanuel Macron, comme secrétaire général adjoint de l’Élysée. L’histoire politique de notre pays bégaye puisque, en 2007, Nicolas Sarkozy avait nommé François Pérol, lui aussi associé-gérant de la banque Rothschild, également comme secrétaire général adjoint de l’Élysée. Dans l’un et l’autre cas, les relations étaient déjà établies avant ces nominations. Emmanuel Macron s’est engagé auprès de François Hollande pendant la campagne de la présidentielle tandis que François Pérol fut le directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy lorsqu’il était ministre des Finances en 2004. Jeune inspecteur des finances, Emmanuel Macron est entré à la banque Rothschild en 2008, à l’âge de trente et un ans, et le voici donc, à trente-cinq ans, le relais des affaires financières internationales au cœur d’un système politique dont la majorité des pouvoirs sont aux mains de la gauche libérale. « Emmanuel Macron est notre relais, notre porte d’entrée auprès du président », s’enthousiasme Stéphane Richard, P-DG de France Télécom (challenges.fr, 3 septembre 2012). Tandis qu’un patron du CAC 40 déclare dans le même article : « Je l’ai vu à l’œuvre chez Rothschild, il va rassurer tout le monde. »
Selon Martine Orange, « il n’y a qu’en France que deux banques d’affaires [Lazard et Rothschild] centralisent à ce point le système d’influence. Elles sont au cœur du pouvoir […]. Le ministère des Finances en a fait ses interlocuteurs privilégiés, leur déléguant tant de missions qu’elles finissent par être des ministères bis de l’Industrie et de l’Économie [24] ». L’auteure indique nombre de privatisations qui, sous des gouvernements de droite comme de gauche, ont mobilisé les services de ces deux banques.
On n’est donc plus étonné quand, en septembre 2012, Pierre Moscovici, ministre socialiste de l’Économie, choisit la banque Lazard comme conseil pour la création de la Banque publique d’investissement. Un tel choix n’a pas manqué de provoquer la polémique autour du soupçon de conflit d’intérêts, puisque le dirigeant de la banque d’affaires Lazard en France n’est autre que Matthieu Pigasse, membre lui aussi du Parti socialiste, proche de Dominique Strauss-Kahn et soutien public de François Hollande pendant la campagne de l’élection présidentielle.
Tout se passe comme si l’État ne voulait plus, ou ne pouvait plus, prendre des décisions ou faire des arbitrages politiques et économiques sans que ceux-ci aient été expertisés et cautionnés par de grandes banques d’affaires privées.
Ainsi donc, le peuple de France est largement mis à contribution. La présence au cœur de l’État des grandes banques d’affaires privées ne devrait pas aider à modifier le cours des choses.
Prendre aux riches est inconstitutionnel
La « contribution exceptionnelle sur la fortune » a bien été validée par le Conseil constitutionnel durant l’été 2012, mais les « Sages » ont cependant précisé que si le gouvernement maintenait l’ISF à un taux aussi élevé de façon pérenne, il devrait l’accompagner d’un « dispositif de plafonnement produisant des effets équivalents, destinés à éviter une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques ». Il s’agit là d’une mise en garde contre la proposition du candidat François Hollande de créer une tranche d’imposition à 75 % au-delà d’un million d’euros de revenus par individu.
Le gouvernement socialiste n’a pourtant modifié qu’à la marge l’ISF que Nicolas Sarkozy avait vidé de son contenu lorsqu’il fut politiquement obligé de renoncer au bouclier fiscal [25]. Le taux d’imposition pour la tranche la plus élevée (patrimoines supérieurs à 10 millions d’euros) est passé de 0,5 % à 1,5 %, alors que, avant Nicolas Sarkozy, ce taux était de 1,8 %.
L’engagement de taxer à 75 % la tranche des revenus au-dessus d’un million d’euros a été improvisé par un candidat Hollande inquiet de la montée des intentions de vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon. Annonce qui a permis aux plus riches de mener une campagne de chantage sans précédent aux délocalisations et à l’exil fiscal.
Le chantage au départ des plus riches, vigoureusement soutenu par Le Figaro du 23 juillet 2012, mérite d’être analysé : « Les grands groupes n’ont pas attendu l’entrée en vigueur de la loi pour réagir. Ils installent à l’étranger leurs dirigeants qui refusent de rester ou de venir en France. » L’éditorial de ce jour-là a pour titre : « 75 % d’inconscience ». Le contenu vaut le détour : « La taxe à 75 % sur les très riches risque de donner le signal du grand exil fiscal […]. [Ils] font leurs comptes et réalisent qu’ajoutée à la CSG, à la CRDS et à l’ISF, cette taxe à 75 % conduira à une fiscalité frôlant les 100 %. Or ce sont eux, grandes entreprises ou particuliers, qui créent de l’emploi en France et participent au premier chef au financement de la protection sociale […]. Que constatent les riches ? Que l’État a une imagination débridée quand il s’agit de fiscalité et aucune lorsqu’il s’agit de réduire son train de vie. »
Un article de ce numéro du Figaro donne des exemples précis de l’exil fiscal. Mais, en y regardant de plus près, on se rend compte qu’il y a très peu de noms et de cas que le lecteur puisse vérifier. Les interlocuteurs du journaliste sont pratiquement tous anonymes. « J’avais recruté trois cadres américains à Paris, ils sont partis », confie le P-DG d’un groupe industriel du CAC 40. D’après un diplomate dont le journaliste ne donne pas le nom, « la liste d’attente au lycée Charles-de-Gaulle à Londres a augmenté de plus de 700 demandes après le 6 mai [2012] ». « Chez BNP-Paribas, plusieurs responsables dans les salles de marché ont demandé leur mutation à Londres à leur employeur, qui l’a refusée sans être certain de les retenir. » « “Ce qui est sûr, c’est qu’on ne fera pas de cadeau à l’État”, confie un membre du comité exécutif d’un des principaux groupes français. » Ce qui signifie en clair que les filiales établies dans des paradis fiscaux seront encore plus massivement mises à contribution. Dans un autre article de ce numéro, il est question d’un patron qui déclare, toujours à propos de cette tranche supplémentaire à 75 %, que « l’État tue la création de richesse. C’est une catastrophe nationale, un suicide collectif ».
Le Figaro fait semblant d’ignorer que le fisc ne connaît jamais l’intégralité des revenus de ses clients fortunés. Les conseillers fiscaux, dont les bureaux sont légion dans les beaux quartiers, ont toujours, dans le maquis de la législation, des caches où abriter une partie des ressources de ceux qui n’en manquent pas. Les banques françaises disposent d’un nombre impressionnant de filiales dans les paradis fiscaux. Ce n’est évidemment pas pour accompagner l’industrialisation de Monaco, du Luxembourg ou des îles Anglo-Normandes. Ni pour soutenir le développement de la pêche dans les îles Caïman.
Le lecteur est frappé par la violence de la charge. Philippe Villin, un banquier d’affaires, parle dans un entretien, publié dans le même numéro du Figaro, d’un État qui veut définitivement « faire la peau » aux plus riches. « Je connais déjà un cas de propriétaire d’entreprise qui non seulement est parti, mais est en passe de changer de nationalité ! » Ce qui nous paraît un acte positif puisque, dans les propositions de changement que nous avions formulées dans Le Président des riches, la déchéance de la nationalité française pour ceux qui refusent de payer leurs impôts en France nous paraissait une mesure saine et de bon sens. Puis Philippe Villin affirme qu’il y a « une forte dimension psychologique qui amène nos dirigeants politiques, de gauche comme de droite, à haïr la réussite et à vouloir “bouffer du patron”, faute de bien gérer l’État et les collectivités locales et de donner du travail aux Français ». À cela, Philippe Villin a trouvé la raison : « Désormais, la rémunération des dirigeants d’entreprise s’est rapprochée des normes internationales, et elle distance largement le traitement du personnel politique pour qui c’est devenu insupportable. »
« C’est un taux confiscatoire, nous ne sommes plus dans le système capitaliste, jugeait Claude Perdriel, le propriétaire du Nouvel Observateur et de Challenges. Il ne faut pas décourager les jeunes entrepreneurs qui à trente ans ont envie de s’enrichir [26]. » Mais il a dû pouvoir réveillonner joyeusement pour le Nouvel An, le Conseil constitutionnel ayant censuré la fameuse taxe à 75 % le 29 décembre 2012. La base devait en être l’individu. Cela n’a pas été jugé conforme à la Constitution, puisque les impôts sont établis par foyer fiscal. Comment une telle erreur a-t-elle été possible ? « Le rapporteur général du budget à l’Assemblée nationale, le socialiste Christian Eckert, selon Laurent Mauduit, révèle sur son blog qu’il a alerté, très en amont, le ministre du Budget, Jérôme Cahuzac, du danger juridique d’inconstitutionnalité, mais que ce dernier n’en a délibérément tenu aucun compte [27]. » Peut-être parce que Jérôme Cahuzac n’était pas du tout favorable à cette mesure à laquelle il n’avait d’ailleurs pas été associé ?
Tout se passe comme si cette annonce avait permis à François Hollande d’être élu et de lancer une fausse croisade contre les plus riches ainsi légitimés à choisir l’exil fiscal. La déclaration d’inconstitutionnalité est tombée bien à point pour justifier le renoncement à la réforme annoncée pendant la période électorale. Si jamais François Hollande persiste en voulant taxer les entreprises qui offrent des rémunérations démesurées à leurs dirigeants, celles-ci pourront toujours utiliser les subterfuges des paradis fiscaux pour y localiser discrètement le trop payé à l’abri de la gourmandise du fisc.
Des droits de succession à peine écornés
En 2005, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Économie et des Finances, avait porté l’abattement sur les successions en ligne directe à 50 000 euros par enfant. Devenu président de la République, il porte le seuil d’imposition à 150 000 euros. En juillet 2012, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault a proposé aux députés de revenir sur cette défiscalisation des droits de succession. Le gouvernement socialiste a ramené ce seuil à 100 000 euros. S’il y a bien un durcissement de la fiscalité pour les héritiers les plus aisés, cette modification ne concerne ni les classes moyennes ni les classes populaires, dont les héritages se situent en dessous de 100 000 euros.
La réalité du patrimoine des Français ne permet d’ailleurs pas de s’y tromper. Selon l’Insee, le patrimoine médian est, en 2010, de 150 200 euros par ménage. Mais les 10 % les plus aisés possèdent en moyenne 552 300 euros, et la moitié du patrimoine brut total en France. À l’opposé, la fortune des 10 % les moins riches atteint péniblement 2 700 euros, ce qui représente 0,1 % du patrimoine total des ménages français. Ce sont donc bien les familles aisées qui vont encore profiter, bien que de façon amoindrie, de ces exonérations fiscales favorisant la transmission des patrimoines importants. Les droits de succession entre époux qui avaient été supprimés par Nicolas Sarkozy n’ont pas été rétablis.
L’abattement pour donation a diminué, passant de 150 000 euros à 100 000 euros pour chaque enfant, et pour chaque parent. Le délai entre deux donations en franchise de droits a été augmenté de cinq ans, passant de dix à quinze ans. Dans une famille aisée, avisée et prévoyante, l’héritier pourra continuer à engranger une partie du patrimoine familial avant même le décès de ses parents. Ceux-ci, légitimement soucieux de la pérennité de leur nom et du bien-être de leur descendance, auront eu recours de leur vivant à une ou plusieurs donations défiscalisées. Les débats à l’Assemblée nationale entre la droite et la gauche socialiste étaient à fleurets mouchetés. « Nous voulons privilégier le mérite plutôt que l’héritage », a revendiqué le socialiste Pierre-Alain Muet en réponse aux membres de l’opposition qui exigeaient de ne pas allonger le délai entre deux donations libres de droits afin de faciliter, comme l’a dit l’ancien ministre Éric Woerth, la « circulation du capital ». Les mesures socialistes restent limitées. Pourtant le député UMP Marc Le Fur n’a pas hésité à dénoncer un « crime contre la famille et les classes moyennes ». La manipulation idéologique consiste, pour la droite, à brandir la défense des classes moyennes par impossibilité à défendre explicitement les familles fortunées.
Mobilisation antifiscale sur tous les fronts
La réactivité des dominants dès qu’une loi menace leurs avoirs est un indicateur de la puissance et de la constance de leur mobilisation dans la défense de leurs intérêts de classe. Bien que la taxe sur les transactions financières votée le 1er août 2012 soit une mesure a minima, loin de ce que prévoyait la taxe Tobin, elle a déclenché les foudres des financiers et de leurs sociétés de lobbying. Elle ne représente pourtant qu’un prélèvement de 0,2 % sur les achats d’actions des 109 sociétés françaises qui, comme LVMH, pèsent plus d’un milliard d’euros en Bourse. Elle a, par ailleurs, exclu du texte initial deux catégories de produits financiers particulièrement nocifs dans le déclenchement des crises financières : les ventes « à nu » (sans que le vendeur soit en leur possession [28]) de CDS, ces assurances contre le risque de défaut d’une entreprise ou d’un pays, et les transactions à haute fréquence réalisées par les traders, utilisant des algorithmes capables de prendre seuls les décisions en une fraction de seconde à partir de programmes informatiques. Le chantage des investisseurs de la Bourse a été immédiat. Arnaud de Bresson, délégué général d’Europlace, le lobby de la Bourse de Paris, déplore dans Le Monde du 2 août 2012 : « Cette taxe va peser sur les investissements en actions à un moment où les entreprises doivent compenser une baisse progressive des financements bancaires en raison des nouvelles réglementations prudentielles (Bâle 3). »
François Hollande avait promis de modifier en profondeur le secteur bancaire en scindant les établissements en deux unités distinctes. L’une reprendrait les activités traditionnelles de la banque : le prêt aux entreprises et aux particuliers, la collecte des fonds provenant des salariés et des sociétés, et leur gestion. L’autre établissement aurait en « charge » le secteur de la finance spéculative, en particulier le marché des produits dérivés.
Le lobbying financier a fait son travail avec efficacité : la réforme ne concerne plus guère que 1 % des revenus des établissements bancaires. Emmanuel Macron, en provenance de la banque Rothschild, était, il est vrai, en charge du dossier à l’Élysée. Les activités hautement spéculatives ne sont, par exemple, pas concernées. Ceci explique-t-il cela ? Toujours est-il que la promesse de campagne pour tenter de maîtriser la dérive des marchés financiers n’est plus qu’un pieux souvenir. Rappelons que c’est Jacques Delors, ministre des Finances, qui a abrogé, le 24 janvier 1984, la loi bancaire du 2 décembre 1945, qui distinguait les banques d’investissement des banques de détail ou de dépôt, ouvrant la voie aux banques généralistes, et ce au nom de la liberté de la concurrence.
La litanie serait longue si l’on voulait recenser tous les reculs par rapport aux promesses. On pourrait se demander pourquoi la niche fiscale qui coûte un milliard d’euros par an aux finances publiques, en permettant d’importants dégrèvements sur les investissements réalisés outre-mer, ne figure toujours pas parmi les niches plafonnées. Lionel Jospin n’y avait pas non plus touché, de même que Pierre Bérégovoy lorsqu’il était ministre des Finances. « Le publicitaire Jacques Séguéla, qui a fait l’acquisition, en réduction d’impôt, d’un splendide voilier à Pointe-à-Pitre, décide de le baptiser sous le nom de Merci-Béré », raconte Laurent Mauduit [29]. Comment se fait-il qu’un gouvernement dit socialiste maintienne la niche Copé, qui exonère fiscalement les plus-values résultant de la cession de filiales réalisées par des personnes physiques ou morales ? Cette niche constitue une dépense fiscale de 2 milliards d’euros par an. Parmi les soixante engagements du candidat Hollande, il y avait celui de garantir l’« épargne populaire par une rémunération du livret A supérieure à l’inflation et tenant compte de l’évolution de la croissance ». Or, le 1er août 2013, le taux concerné passe de 1,75 % à 1,25 %. Ce qui serait conforme au niveau de l’inflation. Mais, dans les coulisses, d’autres marchandages ont eu lieu. Le lobbying bancaire s’est démené pour mettre la main sur une épargne aussi mal rémunérée. Depuis 2009, sous Nicolas Sarkozy, les banques disposent de 35 % de la collecte des livrets A, de développement durable et d’épargne populaire, soit 120 milliards d’euros. La commission de surveillance de la Caisse des dépôts a approuvé le 19 juillet 2013 un projet de décret prévoyant que « la direction des fonds d’épargne de la Caisse des dépôts reverse aux banques un total de 30 milliards d’euros [30] ». Ce sont donc 150 milliards d’euros qui, au total, sont soustraits des fonds gérés par cet organisme public pour financer le logement social, les collectivités locales et les PME. Des milliards faiblement rémunérés, que les banques ont tout loisir de prêter aux taux qui leur conviennent. L’épargne populaire peut ainsi contribuer à l’enrichissement des enrichis.
Une loi scélérate démantèle le droit du travail
L’accord du 11 janvier 2013, dit, par antiphrase, de « sécurisation de l’emploi », a été signé par le Medef et les centrales syndicales CFDT, CFE-CGC et CFTC, qui ne représentent au niveau national que 38 % des salariés. La CGT et FO ont refusé de ratifier ce texte qui détricote le droit du travail en favorisant les possibilités pour les patrons de rendre l’emploi toujours plus « flexible », c’est-à-dire précaire. Les procédures de licenciement économique sont rendues plus faciles et donc plus rapides.
Le gouvernement socialiste a en outre décidé de faire de cet accord minoritaire une loi. Pour cela, il a utilisé la procédure d’urgence qui permet de réduire les débats précédant le vote de tout texte législatif. Après quelques amendements, l’Accord national interprofessionnel (ANI) est donc devenu une loi. Sur 554 votants, 250 députés socialistes ont soutenu la proposition du gouvernement, 13 députés du groupe Gauche démocrate et républicaine (dont 10 du Front de gauche) votant contre alors que 278 UMP se sont abstenus. Certes, ces derniers ne pouvaient guère s’opposer aux aggravations de la flexibilité qui sont en conformité avec leur volonté d’affaiblir le droit du travail. Mais leurs votes n’ont pu se joindre à ceux des députés socialistes en raison de quelques concessions arrachées par des députés de gauche au cours du débat, comme la reconnaissance du licenciement économique pour tout salarié refusant la mobilité géographique au sein du groupe. L’abstention de l’UMP, sachant que le texte serait adopté, a permis de laisser aux seuls socialistes la responsabilité, devant l’histoire du droit du travail, d’avoir abrogé quelques-unes de ses dispositions essentielles.
Toutefois, 35 députés socialistes se sont abstenus et 6 ont eu le courage de voter contre. Pascale Boistard, Kheira Bouziane-Laroussi, Marie-Anne Chapdelaine, René Dosière, Christophe Léonard et Stéphane Travert ont passé outre les consignes de leur groupe et du gouvernement. Au Sénat, le samedi 20 avril, le gouvernement a utilisé l’article 44-3 de la Constitution qui permet d’écourter, c’est-à-dire de museler, des débats qui durent et empêchent de soumettre au vote chaque amendement. Il est alors procédé à un vote bloqué en fin de débat. « Une décision pour éviter la mobilisation », estime Éliane Assassi, sénatrice, qui, avec ses collègues du Groupe communiste, républicain et citoyen, a retiré les amendements du groupe et claqué la porte. Malgré leur vote contre (20 élus communistes, 2 PS et 2 élus UMP), le texte a été adopté au Sénat avec 172 voix. L’abstention de l’UMP a, une nouvelle fois, laissé le Parti socialiste seul face à ce choix de légiférer en faveur des actionnaires. Dont acte.
La loi adoptée va encore accroître la précarisation du travail. En 1981, 9 emplois créés sur 10 étaient des CDI. En 2012, sur 10 emplois créés, 9 sont des emplois précaires : intérim, temps partiels, stages… En 2010, le nombre des emplois précaires atteint le record de 3 millions, soit 12 % des emplois [31]. Parler de « sécurisation de l’emploi » à propos de cette loi est une nouvelle escroquerie linguistique. Promouvoir en loi ce qui était une convention entre le syndicat patronal et trois des cinq centrales syndicales reconnues comme représentatives crée un précédent fâcheux en rompant avec le principe qui veut que les accords d’entreprise soient plus favorables aux travailleurs que les accords de branche, ceux-ci étant eux-mêmes plus avantageux que le droit du travail qui jusqu’alors fixait, dans les faits, les droits minimaux des salariés. L’essentiel de la « sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels des salariés », comme la complémentaire santé ou les droits rechargeables à l’assurance chômage, sont soumis à de nombreuses limites ou dérogations tandis que la légalisation du chantage à l’emploi et les nouveaux droits accordés au patronat seront applicables dès la promulgation de la loi. Ce qui fut fait dès le 14 juin 2013 avec une modification par le Conseil constitutionnel de l’article 1 permettant aux employeurs de choisir l’organisme assureur pour la complémentaire santé. Guillaume Sarkozy, délégué général de Malakoff-Médéric, groupe d’assurances en concurrence avec les mutuelles, est comblé par l’ouverture de ce nouveau marché. « Notre stratégie est confortée, déclarait-il dans un entretien aux Échos le 28 juin 2013, par l’accord national interprofessionnel du 11 janvier qui consacre la branche, et donc les entreprises, comme financeurs de la protection sociale de leurs salariés. » Les entreprises, selon lui, « peuvent devenir de véritables territoires de santé, en conciliant santé des salariés, productivité des entreprises et maîtrise des dépenses de prévoyance ».
Cette régression sociale rassemble à elle seule les différents éléments développés dans ce livre. La violence est là, dans cette organisation de la précarité, pompeusement dénommée « flexisécurité » pour masquer une aggravation de la condition salariale sous des termes qui connotent à la fois le mouvement et l’incertitude du lendemain. Le chantage à l’emploi constitue désormais une arme légale. Les ouvriers de Michelin qui, après la fermeture en 2006 du site de Poitiers, ont déménagé pour Joué-lès-Tours, viennent d’apprendre que ce site doit lui aussi fermer. 700 ouvriers y travaillent qui devront choisir entre la préretraite, l’inscription à Pôle emploi ou un nouveau déménagement. Pourtant Michelin se porte bien avec 1,6 milliard d’euros de bénéfices en 2012, en augmentation de 7 % par rapport à 2011. La sécurité flexible, en bon français, c’est l’insécurité légalement imposée. Cette menace permanente est inconnue des dominants auxquels leur patrimoine assure le lendemain de manière indéfectible.
Mais cet accord présente une faille de taille : FO et la CGT n’en ont pas voulu. La belle unanimité des « partenaires sociaux » et de la « solidarité conflictuelle » ne fonctionne pas. La collaboration de classe n’est le fait que d’une minorité, trop résignée ou trop affolée pour combattre encore. Les manipulations idéologiques des dirigeants d’entreprise et de certains politiques ont abouti à ce qu’une partie des travailleurs tressent eux-mêmes la corde avec laquelle ils seront pendus. Cette violence est l’une des plus retorses et cruelles que l’on puisse exercer sur ceux qui sont, par leur travail, la source même de la richesse.
Que le Parti socialiste se félicite de ce progrès manifeste une profonde déroute idéologique. La « guerre des classes », comme disait le milliardaire Warren Buffett, est bien en train d’être gagnée par les plus riches. La défection des régiments de la social-démocratie aura aidé à cette victoire, provisoire, du grand capital.
François Hollande, un président normal ?
François Hollande s’est fait élire en promettant d’être un président « normal ». Après la charge éruptive du président Sarkozy, avec ses annonces quotidiennes et un train de vie chic et cher, la normalité affichée de François Hollande a permis à la France de retrouver un peu de calme et de sérénité. Mais la conséquence a été d’assoupir la vigilance des Français vis-à-vis de la mise en application des promesses du candidat. En effet, le président normal s’est très vite révélé l’être plus encore qu’il ne l’aurait fallu. La normalité est allée jusqu’à en faire un militant du social-libéralisme. La règle d’or budgétaire a été votée dans la précipitation et la confusion, dès l’automne 2012, sans que le peuple français ait pu donner son avis sur une question aussi importante. La stratégie de communication mise en place autour de la « normalité » est en total décalage avec des rapports sociaux de domination dont la violence est anormale. Elle a comme objectif d’obtenir l’adhésion du peuple à la politique du président Hollande et de son gouvernement dans un consensus mou, éliminant, voire discréditant et stigmatisant, les velléités contestataires de ceux et celles qui ne peuvent accepter l’inacceptable. La sérénité apparente de ce président, après la fougue gesticulante du prédécesseur, est une autre forme de violence symbolique dans la douceur respectable d’une République apaisée. Quand Sarkozy impressionnait, Hollande rassure et rassérène. Endort ?
[1] Voir Michel PINÇON et Monique PINÇON-CHARLOT, Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Paris, la Découverte, « Poche/Essais », 2011 (1re édition 2010).
[2] Jean-François TRANS, La Gauche bouge, Paris, JC Lattès, 1985.
[3] www.cercleindustrie.eu/Fr/qui-sommes-nous-/presentation.html.
[4] Jean-François TRANS, La Gauche bouge, op. cit.
[17] Rawi ABDELAL, Capital Rules. The Construction of Global Finance, Cambridge, Harvard University Press, 2007, et « Le consensus de Paris : la France et les règles de la finance mondiale », Critique internationale, nº 28, juillet-septembre 2005, p. 87-115.
[18] Serge HALIMI, Le Grand Bond en arrière, Marseille, Agone, « Éléments », 2012, p. 351.
[19] François DE CLOSETS, Toujours plus, Paris, Grasset, 1984.
[20] Naomi KLEIN, La Stratégie du choc, Arles, Actes Sud, « Babel », 2010.
[21] Ministère de l’Économie et des Finances, www.economie.gouv.fr/ma-competitivite/faq-cice/cice-et-controle-fiscal.
[22] SANOFI, Document de référence, 2012, p. 149.
[23] Laurent MAUDUIT, L’Étrange Capitulation. Le changement c’était maintenant !, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2013.
[24] Martine ORANGE, Rothschild, une banque au pouvoir, Paris, Albin Michel, 2012, p. 12.
[25] Voir Michel PINÇON et Monique PINÇON-CHARLOT, Le Président des riches, op. cit., p. 25-29.
[26]Challenges, 12 juillet 2012.
[27] Laurent MAUDUIT, L’Étrange Capitulation, op. cit., p. 139.
[28] Voir Hubert DE VAUPLANE, « Interdiction des ventes à découvert sur CDS de dettes souveraines », www.alternativeseconomiques.fr.
[29] Laurent MAUDUIT, L’Étrange Capitulation, op. cit., p. 143.
[30] www.caissedesdepots.fr/actualites.
[31] OBSERVATOIRE DES INÉGALITÉS, « L’état de la précarité de l’emploi en France », 27 novembre 2012, www.inegalites.fr/spip.php ?article957.